Marin Ledun aime s'attaquer à la face invisible des choses. Normal puisqu'il écrit des romans noirs. Son avant-dernier polar, "Dans le ventre des mères" nous entraînait au cœur de la forêt où les ogres s'amusent avec les joujoux du moment, puce, ADN, et femme blessée. Et voilà que l'écrivain ardéchois s'est installé dans les Landes et que désormais les questions portées par la région voisine ne sauraient lui échapper, même si, comme il le rappelle, la disparition de Jon Anza, militant nationaliste basque dont le corps fut retrouvé à la morgue de Toulouse en 2010, a été le déclencheur du roman "L'homme qui a vu l'homme" sans qu'on puisse réduire celui-ci à une enquête sur ce cas particulier.
Ce n'est pas un militant de première ligne mais il a quand même rejoint ETA et un commando armé, raison pour laquelle il a été incarcéré en Espagne à 18 ans. Selon le dossier d'Iban, à sa sortie de prison, Jokin ne cherchait qu'à se réinsérer en trouvant du travail.
Une des premières qualités du roman, c'est de mettre en scène un personnage complètement étranger au milieu nationaliste. Fils d'un ouvrier qu'il n'a pas connu, Iban débarque de Savoie avec un patronyme qui ne le protège pas de son ignorance sur la région. Il est vite renvoyé à son statut d'Erdaldur (celui qui parle une langue étrangère) par son collègue du journal. Basque, sans fibre patriotique, son engagement dans l'affaire ne sera donc légitimé que par une éthique très personnelle et la volonté de comprendre pourquoi la direction du journal et les autorités policières sont si pressées de classer le dossier de cette disparition.
Iban rencontre la sœur, puis la petite amie qui lui détaille son propre enlèvement en 2008 par des hommes cagoulés, la séance de torture, les menaces de viols destinées à lui faire cracher la liste de ses compagnons. Il découvre les obsessions qui hantent les clandestins et les contradictions qui parfois les déchirent. Forcément, il dérange les contrats en cours et ne tarde pas à voir les tueurs en service commandé lui chauffer les arrières.
Dans les affaires de terrorisme, la raison d'État s'applique à effacer les traces des pratiques illégales, à laisser courir les rumeurs de règlements de comptes. Pour l'enlèvement de Jokin, ses amis ne peuvent opposer à la puissance communicante du pouvoir que le témoignage invérifiable de "l'homme qui a vu l'homme". Et si le roman noir ne prétend rien résoudre, il déconstruit la partition officielle pour nous laisser découvrir la voix censurée des victimes.
L'homme qui a vu l'homme – Ombres noires – 464 pages – 18€ - ***
Lionel Germain – Sud-Ouest-dimanche – 2 février 2014